La liseuse
D’un côté, il y a Elle. Celle qu’on voit. Celle qui lit. Celle qu’Il peint, mais Lui c’est plus tard qu’on s’en soucie. D’abord Elle. Elle semble posée là de toute éternité. Depuis le début du livre, depuis le début de la toile, depuis le commencement du monde. Elle est là pour qu’il la prenne dans ses traits, et pourtant, à mille riens, on sent qu’elle est ailleurs. Là où elle s’est réfugiée, où règne un temps en suspension. Elle y est statufiée comme si le Présent devait durer toujours. Enracinée au Livre, rattachée par les mots aux feuilles du livre, dont chaque phrase forme une branche.
Elle s’est totalement abandonnée entre les mains d’un inconnu, dont Elle sait à peine le nom. Pas le Peintre, non, l’Auteur du Livre. Celui dont le nom ornait le fronton de la couverture, avant, au début de l’Histoire. C’est à lui qu’elle se livre sans merci ni remords.
Au Peintre aussi, mais par surcroît et comme malgré Elle, tant Elle est prise par sa Lecture, éprise déjà. C’est l’Auteur qui la tient enserrée dans les rets de ses mots. Dans l’entrelacs des signes, sur ces rails tendus au cordeau, elle virevolte à son aise, s’insinue entre les lignes, elle se sent chez elle, prête à faire amitié avec qui entrera dans la page.
Offerte au vent de l’éventuel, parée pour toute rencontre, nue et parée pour l’aventure, elle attend tous les princes charmants, tous les mendiants, tous ses frères de la forêt des livres. Inerte et ardente, elle repose. Elle est là, et elle n’est pas là. Ignorant qu’on la regarde ou qu’on l’épie, elle lit. Elle est seule au monde comme toujours quand on lit. Ivre aussi de cette solitude joyeuse, et emportée comme on le dit d’un torrent qui cherche à déborder son lit.
La lecture est pareille à une opération subtile et mystérieuse, un effet d’alchimie mentale. Certains livres ont parfois des effets curieux. On commence, comme d’habitude, par lire avec les yeux quand soudain tout le corps est pris, saisi malgré lui, malgré nous, et se met à participer à la lecture. Sorte de transsubstantiation physique. Que l’Auteur nous mène en Alaska, et l’on grelotte, en Équateur ou sous la Mousson, et l’on se sent tout moite… C’est ce qui vient d’arriver à la très belle fille nue et affalée : son corps s’est soudain animé, mis en mouvement, transfiguré par sa Lecture.
Ça commence avec la main qui se pose, s’attarde et semble caresser la page, avec comme un regret. Elle cherche à retenir l’instant de passer à la suivante. Oh ! L’ancestrale peur de ces pages qu’on dit qu’il faut tourner ! Pourtant elle rêve aussi de connaitre la suite… On lit donc d’abord avec ses mains. Oh ! La caresse d’une main tendre, qui effleure un moment la page gauche du livre ! On dirait celle de la mère sur le front fiévreux de l’enfant.
Une main attendrie sur un arrondi d’encre. Sa main posée là pour un bref répit, est semblable à celle qui mène l’enfant jusqu’à l’inconnu du sommeil. Ou au seuil de l’adolescence.
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Sophie Chauveau