Nature Culture

1981 - 1982

Un bébé par lui même

Un Bébé géant. Je soupçonne Frédéric Brandon d’être tout à fait ce Bébé qui nous habite tous encore plus ou moins. Un Bébé de 40 ans, déguisé en peintre. Un Bébé au métier accompli qui, peut-être pour la première fois dans l’histoire de la peinture, nous livre sans défense à ce moment monstrueux et magnifique : l’Humanité surprise nue comme la vérité ( mais nullement gênée ! ) tandis qu’à l’aube de soi, elle se mire dans la source naissante de sa conscience. 

L’ enfance de l’art en quelque sorte : voilà ce qu’est, dans son résultat concret, cet amour qui nous gouverne. Fantastique « mécanique » de chair rose programmée pour survivre – rien de plus – ! et ce fragile colosse amène l’enfant qui est en nous à la curiosité d’une iconographie teintée d’éternité. Les Bébés de Brandon, avec leur univers de jouets artificiels et leur nid de verdure, c’est la petite enfance quand elle renonce, – le temps d’un éclair, dans notre dos ! - au masque du mignon sous lequel elle camouflait sa force. Alors, elle s’avoue dans son impavidité ambiguë et disons-le, quasi terrifiante : celle que donne la formidable assurance de vivre dans une sphère où l’Amour de l’Autre et l’Amour de Soi ne sont pas en conflit. 

En attendant, Bébé prospecte l’avenir d’un regard froid, le pouce dans la bouche jusqu’à la garde ! Il observe… Il désire… Il sourit pour charmer. Il pleure pour déranger. Autant qu’il le faudra mais pas une seconde de plus : là est sa puissance. Il marche, il s’éveille : là est notre faiblesse. Ce qui explique sans doute qu’on ne puisse regarder ces tableaux splendides sans être ébranlé. Brandon frappe au dessous de la ceinture avec une souveraine et pudique élégance. Car, incapable encore de voiler sa présence et de déguiser sa pensée, non « éduqué » ne parlant pas le langage de « l’adulte », Bébé est en prise directe sur le monde et tous ses problèmes se ramènent à une simple alternative : vaincre ou être vaincu. Jouir ou être frustré. Et comme tout lui est prétexte à jouissance… 

Fabuleux et tendre égoïsme du Jardin d’Eden où Bébé déambule, au sein d’une durée d’avant le péché Originel : notons que le Péché, Bébé assis dans le giron de Mère-Nature s’applique à le découvrir. Regardez avec quelle minutie, quelle obstination il pénètre le secret des cubes, des téléphones, des petits bulldozers de bois peints : il a compris d’instinct que « petit cube deviendra grand et petit bulldozer aussi »… Le mérite, réellement miraculeux, de ces toiles, c’est de ne pas avoir eu besoin d’une autre dialectique : l’enfance y est peinte avec ses propres matériaux. On dit que le sommet de l’Art consiste à rendre la vérité inoubliable. Si tant est que ce soit vrai, les Bébés de Brandon nous confrontent à une espèce d’Everest. Quelle est cette vérité, qui réclame pour être envisagée un courage certain ? C’est qu’en ce monde, il se pourrait bien que la notion d’adulte soit une fiction, la vie n’est-elle pas là, plus qu’en nous, dans ces Bébés géants qui vieillissent et s’ engendrent malgré tous les obstacles, à travers les siècles des siècles ? Le peintre nous jette au visage cette évidence avec une joie sereine, effrayante et attirante, forte et grave : ce qu’Éluard appelait le Phénix. 

Pour Brandon, il est clair que le Phénix, c’est son fils, c’est lui-même, c’est l’Irrésistible !… 

Qu’on en jouisse avec lui ou qu’on lui tourne le dos, dans tous les cas, Bébé joue… et gagne ! 

Xavier Bordes