Vivement la fin des vacances
Brandon, vous savez quoi ? En ce moment, il peint des dessins et il dessine des peintures. Il se moque du monde. Oui, il se moque. La mer, chez lui, c’est rien que de la peinture. Quant au ciel, ça fait trente ans maintenant qu’il le traite de haut et à l’acrylique. Alors le sable et les baigneurs, pareil ! Et d’ailleurs que voulez-vous que ce soit d’autre ? Toujours de la peinture. Comme monsieur Jourdain parle en prose, Brandon, quoi qu’il fasse, salades, vaches, clowns ou baigneurs égarés dans l’ennui de l’été, c’est toujours de la peinture. Sa prose à lui s’appelle peinture.
C’est l’évidence, la quintessence du peintre qu’il expose là. Peu importe le sujet, le thème, le motif, enfin peu importe pour vous, parce que, pour lui, ça importe. Et pas peu : il faut que le motif, le thème, le sujet enfin la série, se prêtent à toutes les métamorphoses de la peinture, couleurs, traits, reliefs, cadres…, mêlés. Que ce qu’il a décidé de traiter, d’investiguer jusqu’au bout, lui soit une réserve de peinture, soit qu’il y en ait encore quand on croit l’avoir épuisé. Un sujet pour lui doit être prodigue et généreux.
Alors avec la fin des vacances, il s’en donne à cœur joie : « C’est quand qu’on repart ? … Maman, j’en ai marre. Je m’ennuie… J’sais pas quoi faire !… Je ne vous supporte plus. » Mais quel ennui que ces plages ainsi perçues. Ainsi rendues.
L’ennui des chromos de n’importe quelle plage, à toute heure du jour et, pourquoi pas, de la soirée. Ah ! Ces languissantes soirées d’été des familles en vacances qui n’en finissent jamais, hélas ! Brandon a raison, quel ennui ! « Ah ! Les jolis soleils couchants, mais ne trouvez-vous pas qu’il met un temps fou, le soleil, à se coucher, cette année ? »
C’est à l’infini qu’un peintre, un vrai peintre, un fou de peinture peut se pencher avec le petit garçon sur le crabe enfoui dans le sable, par derrière la mère de famille qui scrute l’horizon dans l’alarme, à se demander s’ils ne se sont pas noyés, s’ils vont jamais rentrer, pour s’en aller, quitter cette plage, enfin, elle n’en peut plus… C’est vraiment trop long, ces vacances… Ou encore, ces pauvres types, tellement dénudés qu’ils n’arrivent pas à masquer leur terreur. « Comment tuer le temps pour ne pas mourir ? »
Et ces malheureuses jeunes filles qui seraient si heureuses, si seulement leurs parents voulaient bien… Ah ! Les interdits de l’été, les interdits de la vie en famille ! Ah ! Quelle horreur ! Parce que c’est vous, c’est moi, c’est nous tous, quand l’ennui nous saisit, un jour où la grâce nous a abandonnés, ou pis, quand la grâce ne s’est pas levée avec le soleil.
Pourtant, du soleil, il y en a, mais bon, vers la fin des vacances, est-ce qu’on n’a pas fait le plein ? Et puis ils se tuent à nous le dire, c’est très mauvais, le soleil, ça donne le cancer. Il est temps d’y songer ! Jusqu’où l’ennui des vacances nous jette ? C’est la palette de Brandon qui le crie, qui le hurle, qui le titube, parfois, aussi, à la face de ces forçats évadés des vacances que nous fûmes tous.
Et la mer ? Et la mer. Et le ciel ? Et le ciel. Et le sable ? Et le sable…
Aloueeeeeeeeeeeeette… gentille alouette, à perte de palette.
Vert, jaune, violet, ou rouge, la mer, ou pis encore. Il suffit juste qu’elle soit à sa place et le ciel aussi.
Peu importe, ou plus exactement, non, pas peu importe, mais la convention est si puissamment installée en nos rétines mentales, que si la mer et le ciel sont bien là où ils doivent être, à leur place de mer et de ciel, le talent du peintre peut tout se permettre avec eux : N’importe quel traitement, ils seront toujours là, bien ciel, bien mer, bien plage, sagement à leur place pour jouer leur rôle. Rose bonbon ou vert anisé, croyez-moi, il peut même les faire en imprimé, on ne s’en rendra plus compte. Fauve féroce, par moment primitif, ou carrément classique la toile suivante, le peintre Brandon est vraiment un peintre de toutes les écoles, et bien sûr d’abord de la sienne, la buissonnière. De tous les mouvements, pourvu qu’ils ne contredisent pas l’art de peindre. Ce qu’à terme font toujours écoles et mouvements : contrecarrer, empêcher, enfermer dans une seule facette de l’art de peintre. Alors là, le père Brandon a déjà pris ses jambes et son pinceau à son cou. Parce que lui, justement après des années de travail, de gestes patiemment recommencés, réappris, réappropriés, il a découvert SA liberté. Du coup, le voilà, sur la toile, follement libre aujourd’hui. Dangereusement libre, pour lui, mais aussi pour nous qui risquons toujours un certain vacillement devant ce qui n’est pas la réalité et qui est la réalité, ce qui est de la peinture et aussi une fenêtre grande ouverte sur le monde.
Et n’allez pas entendre par là que Brandon soit enfin LIBERE, non, non. J’ai écrit de plus en plus LIBRE. Je pèse mes mots. Libre avec aisance. C’est-à-dire qu’il peint aisément et avec grâce. Que ça coule de source. Il avance sur un sentier de liberté extrêmement élaboré.
Parce que c’est comme tout, ça s’apprend. Ça s’éduque. Ça se répète des millions de fois, ça se peaufine, ça s’apprivoise, la liberté de peindre.
Il n’y plus en apparence ni alphabet ni grammaire, et pourtant tout est là, dans le désordre de l’amour.
Après des siècles d’apprentissage, de gestes appris, désappris et réinventés, d’années de maîtrises acquises, Alors là, que c’est bon de se jeter à corps éperdu dans cette orgie où peinture et dessins s’entremêlent. Comme dans ces merveilleuses correspondances de Baudelaire, où « les parfums, les couleurs et les sons se répondent… » Là ce sont toutes les manières de peindre, de dépeindre et de repeindre qui se mélangent sans se fondre mais en faisant oublier les apprentissages, par où il a bien fallu passer, pour ne laisser sur la toile que cette impression de bonheur facile. Oui : Facile comme bonjour.
Si, pour Vinci, « dessiner est le mode du comprendre », pour Brandon, c’est une façon d’aimer encore. Sans être dupe, aimer, tranquillement, aimer.
Sophie Chauveau