Moi, moi, toujours moi, mais pas seulement
« Celui qui serait sage n’aurait point de fou. Celui donc qui a un fou n’est pas sage ; s’il n’est pas sage, il est fou, et peut-être fut-il roi, le fou de son fou… » Denis Diderot, Le neveu de Rameau
Je déteste les clowns. Ils me font peur. J’ai toujours détesté le cirque. Je ne savais pas pourquoi. J’imaginais par empathie pour les pauvres bêtes dressées, je ne voulais même pas savoir à l’aide de combien de coups ? Face aux clowns de Brandon je comprends d’où venait la peur. Oh ! comprendre ne la supprime pas. Je déteste les clowns pour la raison opposée qui fait que les filles se maquillent. Nous, quand on se met du rouge, c’est pour faire joli. Plus beaux les yeux, plus brillants, plus hautes les pommettes, toutes roses de plaisir, et les lèvres rouges comme une promesse de baiser. On triche ? Ah ! vous appelez ça tricher, vous ? Mettre en joie, en valeur, en beauté, remercier, exalter, exhausser… !
Elles ne feignent pas d’être belles, les filles qui se maquillent. Elles sont belles et se montrent telle, et au mieux, et au plus luxueux de leur beauté. Elles soulignent leurs yeux, leur bouche, comme on surligne un beau vers dans un poème. Pour le plaisir ! Le vôtre et le leur. Pour le plaisir de tous, et pour tous les plaisirs… Alors que le mauvais clown de Brandon puise ses artifices dans une palette d’outrages et d’outrances, trempe ses pinceaux dans une tambouille de mocheté humaine et brouille le tout en un infâme mélange criard. Une mixture d’enfer, sorte de bouillie prémâchée de toutes ses vérités, tous ses masques empilés. Puis il barbouille sa face de toutes ses hontes accumulées. Pour mieux les exhiber ! Dès fois que vous n’y verriez que du feu, du fun, du rire !
Oh ! Chaque tableau est magnifique ! C’est leur déclinaison qui est horrible ! À main nue on dirait que Brandon, gratte à même la terre pour déterrer ses morts. Écorche les chairs pour libérer le cadavre qui gît toujours sous le vif.
Au début, de loin, c’est joli. Plus on s’approche plus c’est affreux. Même la couleur sensée apprivoiser l’œil, acclimater au pire, rendre plus aisé, se met à vibrer comme la chair en décomposition. Chacun de ses clowns semble acharné à dépouiller son macchabée ! À faire les poches de son mauvais chrétien, à vous prouver qu’il est, qu’ils sont, qu’on est tous irrécupérables. Incurables ! Terriblement mortels. Et mortellement atteints.
Le cirque ne donne pas le spectacle de la mort mais elle en est toujours l’invitée permanente. Un centième de seconde d’écart au trapèze, et un homme s’écrase au sol. Aussitôt le clown déboule pour faire diversion le temps de camoufler l’enlèvement du corps. Un tigre devient fou, et c’est encore au clown par ses facéties de cacher l’étendue des mutilations sinon le dompteur en lambeaux ! Tout le monde est d’accord là-dessus. Cet accident, cette mort peut-être, le spectateur l’espère confusément.
Initialement acrobate, écuyer, génial pour avoir l’air de tout rater, il ne cesse de mimer l’erreur, les coups, la douleur, et toutes les sortes de souffrances tant physiques que morales… Du Picaro hanté par la faim, prêt à toutes les bassesses pour faire taire ses entrailles, sans jamais se départir de ce fameux rire qui résonne à travers les âges de cet accent particulier, qui n’exprime que la fantaisie outrancière du désespoir… Au clown de rodéo, qui sauve la peau de ses compagnons de misères pour la beauté du spectacle en faisant diversion par le rire, tous les clowns frôlent la mort, la côtoient, comment dire, professionnellement. Le peintre aussi la croise sans cesse sur la toile. Gare aux éclats de couleurs quand le fond rencontre la forme. C’est très exactement ce qui se produit là, avec Brandon, les clowns et la mort.
On rapporte que le fripier qui a vendu sa défroque à Albert Fratellini s’écria : « si vous me trouvez quelqu’un de capable d’entrer dans cette cochonnerie, n’hésitez pas, c’est un monstre, tuez-le ». Il avait raison. Ça reste vrai ! Voyez plutôt : chaussures démesurées, perruque rousse à touffe pointue, nez vermillon sur bouche terriblement lippue, bretelles distendues… Ca parle à la deuxième nature de l’homme, autant dire au second rayon ! C’est fait pour toucher le monde d’en bas. S’affubler de la sorte ne dénote-t-il pas une intention de nuire, de mauvais penchants, la préméditation de quelque horreur ? Hein ? Dites, Frédéric Brandon ? Vous qui vous en affublez et même déclinez toutes les tenues possibles et impossibles d’improbables clowns ?
[...]
Sophie Chauveau